Nation trop chétive pour siéger à la table des puissances moyen-orientales, Israël, même à travers ses défaites et ses drames, se tenait debout devant Yahvé, confiant que le monde entier serait un jour retourné par le Messie, et qu’enfin il peuple cesserait d’en être le déchet pour en devenir la pierre d’angle, selon ce qu’annonçait le psaume 118 (v. 22). Mais l’apôtre Pierre, dans sa lettre, reconnaît plutôt en Christ cette pierre angulaire, sur laquelle le nouveau Temple de Dieu s’édifie des pierres vivantes que deviennent les baptisés. Ainsi, le véritable Temple de Dieu est indestructible, puisque construit par Dieu Lui-même. En mettant sa confiance dans la pierre rejetée, s’accomplit le rêve originel de Dieu : ils sont eux-mêmes le Temple.
Le caractère sacré du Temple des Juifs
Après avoir erré pendant quarante ans au désert, le peuple juif entre en Terre promise et il doit le conquérir. Cela prendra près de mille ans avant que le roi David, constatant le caractère « irrémédiable » de son installation, se fasse construire un magnifique palais de cèdres. Or, le Tabernacle de Dieu habitait encore à cette époque sous une tente, ce qui paraissait non seulement comme anachronique, mais inacceptable pour un tel homme de foi. Dieu demeurait pour ainsi dire un apatride, un nomade, alors que le peuple qu’Il s’était choisi pouvait croître en relative sécurité. Bien que tout d’abord encouragé à construire un Temple, David se voit rectifier la chose par le prophète Nathan : « Est-ce toi qui me bâtiras une Maison pour que je m’y installe? (…) Le Seigneur t’annonce que le Seigneur te fera une maison » (2 S 7, 5-11). « C’est Dieu qui préside à la construction du bâtiment de Dieu »[1]. Ce ne sera donc pas David qui construira sa maison, mais c’est Dieu. Il construit une royauté que le péché ne peut détruire. Aucun immeuble de pierre ne peut le contenir. Dans cette perspective, le Temple de Salomon n’est qu’un entre-deux. « On ne peut pas simplement domicilier Dieu humainement, dans une nouvelle étape culturelle, comme s’il lui fallait suivre l’homme pas à pas dans son évolution. L’absence de domicile des années de nomadisme l’a mieux exprimé que l’établissement de la culture supérieure, qui voulait l’enfermer dans les limites humaines. »[2]
L’épisode de la purification du Temple
Si pour plusieurs cette scène des évangiles porte le nom de « sainte colère », on comprend mieux maintenant le caractère tout à fait inapproprié de cette description, car ce serait de se représenter une fausse image de Jésus colérique qui, sous le coup de l’impulsivité, renverserait les tables des changeurs et des vendeurs d’animaux. Pourtant, Jésus est le meilleur juif que la terre ait jamais porté! Puisque la monnaie de son époque portait l’effigie de représentations de divinités païennes, Jésus était tout à fait d’accord qu’il faille changer la monnaie profane en monnaie du Temple. Il ne voyait rien d’offensant non plus dans le fait que les gens puissent se procurer les animaux nécessaires aux sacrifices dictés par la Loi.
Ce qui choque profondément Jésus, c’est le fait que ce commerce prenne place au seul endroit prévu pour la prière des païens dans toute l’aire du Temple, appelée le hiéron. C’est pourquoi il rappelle cette phrase du livre d’Isaïe : « Ma maison sera appelée “Maison de prière pour tous les peuples”. » (Is 56, 7) La purification du Temple est un geste que pose Jésus pour redonner à la multitude cet espace qui avait été envahi par un esprit chauvin et de fermeture à l’autre. Il met son peuple en garde contre cette surestimation insensée de ses propres forces qui le porte à croire que Dieu protégera sa Maison quoi qu’il arrive. « Dieu devient le facteur d’un calcul politique insensé, le Temple devient « caverne de bandits », où l’on s’imagine en sécurité ici-bas. Cette politique a conduit à la première destruction du Temple et à la première dispersion d’Israël. »[3] Jésus mêle son propre destin à celui du Temple et c’est de cette manière qu’il annonce à la fois sa Passion qui sonnera le début de la nouvelle ère, la fin de la loi et la fin de l’alliance sous sa forme existante. « Détruisez (lysate) ce Temple et, en trois jours, je le relèverai (Jn 2, 18). Cette phrase est si audacieuse et si inouïe qu’elle n’est reprise, dans les synoptiques, que dans la bouche des faux témoins qui l’accusent. Ceci illustre combien sensible était la question du Temple et à quel point le sacrilège cultuel perçu, l’attaque contre le Temple, cœur de la religion et du culte rendu à Dieu, a joué un rôle fondamental dans le martyre de Jésus, puis celui d’Étienne, le premier de l’ère chrétienne.
Ces paroles que Jésus prononce parlent néanmoins davantage de ce qui adviendra du Temple : il sera remplacé par un corps vivant qui sera passé par la mort. « Le ressuscité est « l’inhabitation » perpétuelle de l’homme en Dieu, de Dieu en l’homme ; il est la vérité qui met fin aux images; il est la source qui permet l’adoration en esprit et en vérité ».[4] On comprend alors que le geste de purification du Temple que pose Jésus est en fait un dépouillement de ce que l’homme a ajouté de superflu à ce que Dieu avait vraiment voulu et demandé plutôt que l’abolissement de l’Ancien Testament. « Le temple spirituel n’était plus façon de parler spirituelle, mais réalité payée du corps et du sang, dont la force vivifiante pouvait traverser les siècles. »[5]
Comment en vient-on à la construction chrétienne de l’Église?
Avec ses constructions gigantesques, ses cathédrales, ses Saint-Pierre-de-Rome, ne serions-nous pas en train de célébrer ces constructions faites de pierres? Qu’en est-il de cette simplicité de Jésus, chemin sur lequel il nous a invités à avancer au prix de sa vie? Comment devrions-nous célébrer pour rester dans la ligne de ce chemin qui conduit de la prophétie de Nathan à la prophétie du Temple de Jésus, la pierre d’angle rejetée par les bâtisseurs?
Nous savons que les apôtres, à l’instar de leur maître, aimaient prier au Temple, y sentant une proximité sans pareil avec Dieu. Cependant, lorsque Pierre et Jean montaient au Temple pour la prière de trois heures de l’après-midi, ce n’était plus pour participer au sacrifice du Tamid, mais bien parce qu’il s’agissait de l’heure où la véritable victime du Talmid et de la Pâque meurt. Ils se joignent à la communauté, dans la maison de prière, pour louer le Père avec un « sacrifice des lèvres »[6] Ils finiront éventuellement par réaliser que si le sacrifice est lié au Temple de Jérusalem, la prière, elle, pouvait être partout, comme le démontrait la multiplicité des synagogues. Les synagogues sont, en effet, des constructions humaines qui rassemblent les hommes pour les conduire au Dieu de l’alliance. « Le Temple conserve cette signification particulière de la cellule originelle de toute assemblée, comme signe de l’unité de l’histoire de Dieu à travers les siècles, mais partout ailleurs où se tient une assemblée, c’est en réalité comme dans le Temple, c’est le Temple. »[7] Parce que la maison vivante doit rassembler tous les hommes, des maisons destinées à l’assemblée, des lieux de prière, sortent de terre dans le monde entier.
L’édit de Milan permet d’assister, non pas au passage d’une religion de l’esprit à une religion de la pierre, comme on pourrait être tenté de croire, mais à une reconstruction par les chrétiens des petits temples qui étaient systématiquement détruits les romains au pouvoir. La configuration la plus ancienne de la basilique chrétienne s’explique, selon Ratzinger, par « la théologie des martyrs :
Elle correspond, dans son inspiration essentielle, à la salle d’audience où le dieu César se présente dans une tenue destinée à signifier l’épiphanie, la manifestation du divin. Pour les chrétiens, ce spectacle offert par l’empereur est odieux : ils opposent à la prétention à la divinité de l’empereur la royauté de Dieu dans le Christ crucifié et ressuscité. Lui seul est en vérité ce que les empereurs prétendaient seulement être.[8]
L’église devient donc le lieu où le Seigneur continue de se donner aux siens par le pain rompu et dans le vin versé. C’est le lieu de leur culte, à leur empereur, la salle d’audience du vrai roi. Les chrétiens étaient prêts à mourir pour cette vérité. Et sur cette vérité s’est construite cette ekklesia, cette assemblée de pierres vivantes qui trouvait son centre de gravité, non plus dans les rouleaux de la Loi, mais bien dans le Seigneur vivant qui la construit lui-même. L’église est autre chose que la synagogue : elle transpose dans la sphère du visible l’être intérieur de l’Église.
Le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous (Jn 1, 14). L’incarnation de Dieu est alors le début d’un grand mouvement où toute la matière doit devenir réceptacle du Verbe. Les constructions et les œuvres d’arts deviennent alors en quelque sorte « sacramentelles » : des signes visibles de cette réalité invisible que la matière est transformée à jamais. Elles sont l’expression de l’espérance de ce qui peut et va advenir.
Conséquences pour notre temps
C’est l’Esprit qui édifie
C’est l’Esprit qui édifie, et non l’inverse. Les cathédrales deviennent des musées, des moments commémoratifs du passé, d’une triste beauté parce que morte, si l’Esprit ne construit pas l’Église constituée de pierres vivantes. Ces églises délabrées ou sur le point d’être vendues qui font l’actualité témoignent du fait que ce ne sont ni nos capacités financières ni même la grandeur de notre histoires qui apportent le salut. Elles deviennent les gravats sous lesquels nous étouffons. Seule la foi peut garder les églises vivantes.
Différences de rang des églises
C’est l’Esprit qui édifie les pierres et non l’inverse. C’est pourquoi toutes les églises sont fondamentalement interchangeables et d’égale dignité. Cependant, un édifice peut se réclamer d’un rang particulier à deux titres. Il peut venir de l’histoire de la foi et de la prière qui s’est comme cristallisée en lui. Certaines églises deviennent, au fil des siècles, l’expression de l’identité de la foi tout au long de l’histoire, l’expression de la fidélité de Dieu dont témoigne l’unité de l’Église. On pense alors à de très vieilles églises ou encore à d’autres, bien que de construction plus récentes, ont été témoins de conversions de grands saints ou d’autres moments importants de l’histoire de l’Église. D’autres églises sont importantes de par leur place dans l’ordonnance de l’assemblée vivante qui est l’Église. L’Église épiscopale occupe une place particulière pour les chrétiens parce qu’elle renvoie à l’évêque autour de qui se rassemble toute une communauté. Plus encore l’église épiscopale de l’évêque de toute la chrétienté. Si les basiliques du Latran et Saint-Pierre de Rome sont chères aux cœurs des disciples du Christ, ce n’est pas parce que Dieu y serait davantage présent qu’en n’importe quelle église de village, mais bien parce qu’elles sont l’expression de l’unicité de la maison de Dieu dans les innombrables maisons de Dieu.
« Dès lors que des hommes se réunissent à l’appel du Seigneur, qu’Il leur offre sa présence dans la parole et dans le sacrement, s’accomplit ce qui est dit de la maison de prière pour tous les peuples et s’accomplit la promesse de la « pièce du haut », de la salle de la Cène.[9] »
Signification de l’incarnation aujourd’hui
« Ce qui fait la singularité du christianisme, c’est que la spiritualisation chrétienne est en même temps une incarnation. »[10] Il ne s’agit pas d’une spiritualisation philosophique ou mystique. L’Esprit, en qui toute la matière trouve sa rédemption, est le Corps du Christ. L’Évangélisation authentique doit donc se retourner contre toute tentative de proposition spirituelle qui voudrait un Esprit sans corps et détruirait du même coup l’Esprit. À l’inverse, nous devons récuser avec autant de vigueur l’erreur qui trouverait en l’incarnation la justification pour toute forme de sécularisation et de fixation institutionnelle de la foi[11]. Être baptisé, c’est faire passer cette matière morte à la vitalité de l’Esprit et ainsi habituer la chair à l’Esprit de Dieu, de la rendre capable de l’Esprit pour la préparer à son avenir qui n’aura jamais de fin.
Là où les humains se laissent habiter par Dieu, ils trouvent un endroit pour se rassembler et le configurent au Christ. Ils constituent une même maison en Christ, pierres vivantes du Temple éternel édifié par l’Esprit.
[1] RATZINGER, Cardinal Joseph, Un chant nouveau pour le Seigneur, Desclée, Paris, 1995, p. 114
[2] Ibid., p. 115
[3] Ibid., p. 117
[4] Ibid., p. 118
[5] Ibid., p. 119
[6] Ibid., p. 120
[7] Ibid., p. 121
[8] Ibid., p. 122
[9] Ibid., p. 124
[10] Ibid., p. 127
[11] Ibid., p. 128
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